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LES CHRONIQUES DE CLARA: L’incivilité des fantômes de Rivers Solomon

Je peine à me mettre à écrire depuis quelques heures. Les raisons me sont un peu troubles; il est déjà trop tard si je veux poster à l’heure, le temps est étrange, gris et immobile, j’ai dormi cinq heures. Et puis il y a aussi que lIncivilité des fantômes, de Rivers Solomon, ne m’a pas laissée indifférente. Pour être honnête, il tourne, tourne encore, comme une musique entêtante qui refuserait de quitter mes oreilles.

J’ai souvent peur, pour des coups de coeur, que mes mots soient trop empreints d’émotion, mièvres, excessifs. Pourtant, je ne peux pas le dire autrement: ma lecture a été une claque aller-retour.

Dans un futur plus ou moins lointain, la Terre est devenue inhabitable et l’humanité s’est réfugiée au sein d’un gigantesque vaisseau spatial. Leur destination ? Un éden lointain, qu’ils n’atteindront qu’après mille ans. Le temps a passé déjà, les générations se sont succédées et le souvenir d’une vie au contact de la terre et du soleil est reléguée à l’état de légende.
Dans le Matilda votre couleur de peau détermine le pont où vous vivez, les droits que vous avez, la vie que vous menez. Aster est noire. Oui, vous l’aurez deviné, c’est l’histoire d’une rébellion contre le racisme et l’esclavage non pas du passé, mais du futur.

J’ai des frissons à l’écriture. C’est comme ça, je n’y peux rien. Avec l’Incivilité des fantômes, je suis descendues dans les limbes de l’enfer sans même savoir que j’en empruntais le chemin. Comme elle doit être dure et libératrice à la fois, la lecture de ce roman, pour les personnes racisées !
Ou peut-être pas, après tout, qu’est ce que j’en sais.

Ne vous méprenez pas sur ce roman: il est bien plus incisif et bien moins doux qu’il ne paraît de prime abord.

Le synopsis est basé sur de la science-fiction et de l’afrofuturisme. Je ne savais même pas que ce terme existait. Rivers Solomon est non-binaire et noir.e, et il s’agit de son premier roman.
Si ça, c’est un premier roman, je veux lire tous les autres.
La « quête » d’Aster sur ses origines n’est en soit que le canevas propice pour dépeindre tous ces sujets là. Ce que je veux dire c’est que beaucoup d’auteurs utilisent leur quête comme fin en soit, et en font l’élément le plus important du roman. Et puis il y en a d’autres, ceux que j’aime, qui la font petit à petit disparaître pour mettre en lumière des thèmes (très) sensibles.

Parlons de genre d’abord: au sein du vaisseau et notamment des classes basses, la consanguinité a mené à des malformations génétiques. Aster est donc identifiée comme femme, tout en étant dépeinte comme très large d’épaules et avec « une pilosité d’homme ». Un second personnage est dénominé comme masculin, tout en présentant de fortes caractéristiques féminines. N’en déplaise aux transphobes: aucun ne perd en crédibilité ni en légitimité. C’est abordé avec un naturel qui est SI soulageant. Ce n’est pas la caractéristique principale du protagoniste, ce n’est pas forcément une source de souffrance, ça ne fait pas partie de son but: c’est normal (et croyez moi, j’ai envie de l’écrire en majuscules).

Parlons de femmes ensuite et de racisme enfin: tout ce dont nous parle Solomon est arrivé. Pas dans l’espace. C’est arrivé, ici, sur Terre, et c’est empreint de réalisme à chaque mot. Pas de grand méchant aux phrases emphatiques ni de courage démesuré des oppressés. Ce que j’ai vu, c’est l’expression profonde d’un racisme normalisé à un niveau monstrueux, où des phrases sont dites et des actes abominables commis avec le normal d’un « bonjour ».

« J’ai trois chiens, de la même couleur que ta peau. Comment expliques-tu qu’une bête avec un museau à la place du visage soit plus belle que toi ? »

La mentalité des femmes racisées est… ce qu’elle a dû être. Elles sont d’acier et de verre à la fois. Elles ont enduré tant de choses avec résilience parce qu’elle n’ont pas le choix qu’elles en deviennent implacables. Elles rient, elles vivent, elles se protègent avec tout ce qu’elles peuvent comme des animaux traqués, parce que c’est ainsi qu’on les traite, pas parce qu’elles en ont le choix. Et parfois, au détour d’un chemin, elles explosent. Les séquelles physiques et psychologiques de leurs sévices sont innombrables et si profondes, il faudrait être une sur-Femme pour agir autrement.

J’ai eu le sentiment de suivre Aster comme si j’étais un de ses trop nombreux fantômes, et plus je m’immergeais dans sa façon de réfléchir si particulière, plus je me suis sentie voyeuriste. Le pire, c’est que même comme ça, je n’ai pas compris où ça me menait, et à ce moment si particulier où le titre prend tout son sens, j’ai eu le ventre en vrac et envie de vomir.

Il se peut que l’effet ne soit pas aussi saisissant pour quelqu’un qui a l’habitude des romans aux détails sordides. Moi, je n’arrive pas à en lire, parce que ça me prend trop. L’incivilité des fantômes, c’est exactement ce que je veux. Ce que je veux lire, ce que je veux écrire; pas tant dans le style comme Le Chant d’Achille, mais dans la technique.
L’incivilité des fantômes, c’est ce titre brouillard qui pourtant ne veut pas quitter ma mémoire.

C.

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